» Il avait aussi des lézards, serpentant par poignées. Ils fuyaient entre les pierres, à la moindre alerte. Leurs aïeux avaient été les seigneurs de la Terre. La race des sauriens avait dominé la vie avant de disparaître à la fin du crétacé, subitement. Ces petits gardiens de l’ombre étaient les héritiers des lointains maîtres du monde. Avec leur air inquiet, leurs yeux sévères, leur port altier, leurs crêtes dragonnes, ils semblaient s’en souvenir. Ils devaient se dire, tapis dans leurs recoins : « Ah, quand nous gouvernions la Terre, il y a soixante millions d’années… » Allions nous subir le même sort, nous autres ? Nous menions la danse en ce moment, nous régissions la chaîne du vivant, nous trafiquions l’atome, nous modifions le gène, nous augmentions la réalité avec des puces de silicium, nous recomposions le poème initial. Mais l’avenir ? Il ne suffit pas d’être puissant pour durer ; les lézards nous le rappelaient. Peut-être allions nous quitter le devant de la scène ? Alors, quelques-uns d’entre nous, diminués physiquement, survivraient dans l’ombre, comme ces fils de dieux à écaille, pour se souvenir des heures glorieuses. »
Les chemins noirs, Sylvain Tesson.