Dehors ou dedans ?

Log Book – Exister, qu’est-ce que ça veut dire ? Ca va veut dire être dehors, sidere ex. Ce qui est à l’extérieur existe. Ce qui est à l’intérieur n’existe pas. Mes idées, mes images, mes rêves n’existent pas. Si Sperenza n’est qu’une sensation ou un faisceau de sensations, elle n’existe pas. Et moi-même je n’existe qu’en m’évadant de moi-même vers autrui.

Ce qui complique tout, c’est que ce qui n’existe pas s’acharne à faire croire le contraire. Il y a une grande et commune aspiration de l’inexistant vers l’existence. C’est comme une force centrifuge qui pousserait vers le dehors tout ce qui remue en moi, images, rêveries, projets, fantasmes, désirs, obsessions. Ce qui n’existe pas in-siste. Insiste pour exister. Tout ce petit monde se pousse à la porte du grand, du vrai monde. Et c’est autrui qui en tient la clef. Quand un rêve m’agitait sur ma couche, ma femme me secouait par les épaules pour me réveiller et faire cesser l’insistance du cauchemar. Tandis qu’aujourd’hui… Mais pourquoi revenir inlassablement sur ce sujet ?

Log Book – Tous ceux qui m’ont connu, tous sans exception me croient mort. Ma propre conviction que j’existe à contre elle l’unanimité. Quoi que je fasse, je  n’empêcherai pas que dans l’esprit de la totalité des hommes, il y a l’image du cadavre de Robinson. Cela seul suffit – non certes à me tuer – mais à me repousser aux confins de la vie, dans un lieu suspendu entre le ciel et enfers, dans les limbes, en somme. Speranza ou les limbes du Pacifique…

Cette demi-mort m’aide au moins à comprendre la relation profonde, substantielle et comme fatale qui existe entre le sexe et la mort. Plus près de la mort qu’aucun autre homme, je suis du même coup plus près des sources même de la sexualité. Il m’expliquait que la vie s’est pulvérisée en une infinité d’individus plus ou moins différents les uns des autres pour avoir un nombre de chance également infini de survivre aux infidélités du milieu… Que la terre se refroidisse et devienne une seule banquise ou au contraire que le soleil en fasse un désert de pierre, la plupart des êtres vivants périront, mais grâce à leur variété, il s’en trouvera toujours un certain nombre que leur qualités particulières rendront aptes aux nouvelles conditions extérieures. De cette multiplicité des individus résultait, selon lui (ndr : Samuel Gloaming), la nécessite de la reproduction, c’est-à-dire le passage d’un individu à un autre plus jeune, et il insistait sur le sacrifice de l’individu à l’espèce qui est toujours secrètement consommé dans l’acte de procréation. Ainsi la sexualité était, disait-il, la présence vivante, menaçante et mortelle de l’espèce même au sein de l’individu. Procréer, c’est susciter la génération suivante qui innocemment, mais inexorablement, repousse la précédente vers le néant. A peine les parents ont-ils cessés d’être indispensables qu’ils deviennent importuns. L’enfant envoie ses géniteurs au rebut, aussi naturellement qu’il a accepté d’eux tout ce qu’il lui fallait pour pousser. Dès lors il est bien vrai que l’instinct qui incline les sexes l’un vers l’autre est un instinct de mort. Aussi bien la nature a-t-elle cru devoir cacher son jeu – pourtant transparent. C’est apparemment un plaisir égoïste que poursuivent les amants, alors même qu’ils marchent dans la voie de l’abnégation folle.

J’en étais là de mes réflexions quand j’eus l’occasion de traverser une province de l’Irlande du Nord qu’une terrible famine venait d’éprouver. Les survivants divaguaient dans les rues des villages comme des squelettiques fantômes, et on entassait les morts sur des bûchers pour détruire avec eux les germes d’épidémies plus redoutables encore que la disette. La majorité des cadavres étaient de sexe mâle – tant il est vrai que les femmes supportent mieux que les hommes la plupart des épreuves – et tous proclamaient la même paradoxale leçon : dans ces corps consumés par la faim, vidés de leur substance, réduits à des mannequins de cuir et de tendons d’une effrayante sécheresse, le sexe – et lui seul – s’épanouissait monstrueusement, cyniquement, plus gonflé, plus turgescent plus musculeux, plus triomphant qu’il n’avait sans doute jamais été du vivant de ces misérables. Cette funèbre apothéose des organes de la génération jetait une étrange lumière sur les propos de Gloaming. J’imaginais aussitôt un débat dramatique entre cette force de vie – l’individu – et cette force de mort, le sexe. Le jour, l’individu tendu, monté, lucide, refoule l’indésirable, le réduit, l’humilie. Mais à la faveur des ténèbres, d’une langueur, de la chaleur, de la torpeur, de cette torpeur localisée, le désir, l’ennemi terrassé se relève, darde son glaive, simplifie l’homme, en fait un amant qu’il plonge dans une agonie passagère, puis il lui ferme les yeux – et l’amant devient ce petit mort, un dormeur, couché sur la terre, flottant dans les délices de l’abandon, du renoncement à soi-même, de l’abnégation.

Couché sur la terre. Ces quatre mots, tombés tout naturellement de ma plume, sont peut-être une clef. La terre attire irrésistiblement les amants enlacés dont les bouches se sont unies. Elle les berce après l’étreinte dans le sommeil heureux qui suit la volupté. Mais c’est elle aussi qui enveloppe les morts, boit leur sang et mange leur chair, afin que les orphelins soient rendus au cosmos dont ils s’étaient distraits le temps d’une vie. L’amour et la mort, c’est deux aspects d’une même défaite de l’individu, se jettent d’un commun élan dans le même élément terrestre. L’un et l’autre sont de nature tellurique.

Michel Tournier – Vendredi ou Les limbes du Pacifique

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