La pente funeste

Chaque homme a sa pente funeste. La mienne descend vers la souille. C’est là que me chasse Speranza quand elle devient mauvaise et me montre son visage de brute. La souille est ma défaite, mon vice. Ma victoire, c’est l’ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel qui n’est que l’autre nom du désordre absolu. Je sais maintenant qu’il ne peut être seulement question ici de survivre. Survivre, c’est mourir. Il faut patiemment et sans relâche construire, organiser, ordonner. Chaque arrêt est un pas en arrière, un pas vers la souille.

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Ainsi le vice et la vertu. Mon éducation m’avait montré dans le vice un excès, une opulence, une débauche, un débordement ostentatoire auxquels la vertu opposait l’humilité, l’effacement, l’abnégation. Je vois bien que cette sorte de morale est pour moi un luxe qui me tuerait si je prétendais m’y conformer. Ma situation me dicte de mettre du plus dans la vertu et du moins dans le vice, et d’appeler vertu le courage, la force, l’affirmation de moi-même, la domination sur les choses. Et vice le renoncement, l’abandon, la résignation, bref la souille. C’est sans doute revenir par-delà le christianisme à une vision antique de la sagesse humaine, et substituer la virtus à la vertu. Mais le fond d’un certain christianisme est le refus radical de la nature et des choses, ce refus que je n’ai trop pratiqué à l’égard de Speranza, et qui a failli causer ma perte. Je ne triompherai de la déchéance que dans la mesure au contraire où je saurai accepter mon île et me faire accepter par elle.

Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Michel Tournier.

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